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Politiquement engagé comme il l’était, Nicholas n’avait pas manqué de remarquer le florissant début de carrière du jeune sénateur de Californie, Ferris F. Fremont, qui avait fait sa première apparition en 1952 dans le comté d’Orange, bien au sud de chez nous – région réactionnaire à un point tel que pour nous, à Berkeley, elle prenait des allures de pays fantôme bâti à même la matière des cauchemars les plus horribles, et où se multipliaient des apparitions aussi affreuses que réelles, plus réelles même que si elles avaient été faites de matière tangible. Le comté d’Orange, qu’aucun habitant de Berkeley n’avait jamais vu, était le rêve à l’autre bout du monde, l’opposé de Berkeley : si Berkeley était esclave de l’illusion, du détachement de la réalité, le comté d’Orange en était responsable. Il était impossible que les deux coexistent au sein du même monde.

C’était comme si Ferris Fremont, installé au beau milieu du désert du comté d’Orange, se représentait la servitude à l’irréalité de Berkeley, frémissait, et se disait en son for intérieur quelque chose comme : Il faut que ça disparaisse. Si les deux hommes, Nicholas Brady au nord et Ferris Fremont au sud, avaient pu franchir du regard les mille kilomètres qui les séparaient et se considérer l’un l’autre, ils auraient été tous deux terrifiés, Ferris Fremont tout autant que Nicholas Brady, qui tremblait déjà de terreur lorsqu’il entendait parler dans la Berkeley Daily Gazette de l’accession au pouvoir politique de l’éditeur d’Oceanside qui n’avait eu sa chance d’entrer au Sénat qu’en diffamant sa rivale démocrate, Margaret Burger Greyson, en insinuant qu’elle était homosexuelle.

Sur le plan des votes, Margaret Burger Greyson bénéficiait d’un électorat fidèle, mais Fremont avait fondé sa victoire sur ses accusations diffamatoires, non sur le nombre d’électeurs favorables à son adversaire. Fremont s’était servi de son journal d’Oceanside pour briser Mrs. Greyson et, avec des appuis financiers inconnus, il avait placardé le sud de l’État d’affiches faisant de sombres allusions à la vie sexuelle de Mrs. Greyson.

 

LA CALIFORNIE A BESOIN D’UN CANDIDAT PROPRE !

VOUS NE TROUVEZ PAS QU’IL Y A QUELQUE CHOSE DE DOUTEUX CHEZ GREYSON ?

 

Ce genre de choses. C’était censé reposer sur un épisode authentique de la vie de Mrs. Greyson, mais personne ne sut jamais lequel. Mrs. Greyson se défendit, mais elle n’engagea pas de poursuites en justice. Après sa défaite, elle sombra dans l’obscurité ou, comme disaient en plaisantant les républicains, dans les bars homosexuels de San Diego. Mrs. Greyson, cela va sans dire, était libérale. À l’époque de MacCarthy, l’opinion publique ne faisait pas une grande différence entre le communisme et l’homosexualité, et Fremont n’avait pas eu beaucoup de mal à l’emporter, une fois lancée sa campagne d’injures.

À cette époque, Fremont était une brute sans cœur, aux joues rebondies et à l’air perpétuellement revêche, avec des sourcils broussailleux et des cheveux gominés qui ne semblaient tenir que grâce à la graisse : il portait un costume rayé, des cravates criardes et des chaussures deux tons, et on racontait qu’il avait les phalanges velues. On le photographiait souvent à la distance réglementaire pour le tir, car les armes étaient son passe-temps. Il portait volontiers un Stetson. La seule fois où Mrs. Greyson l’épingla avec quelque succès fut lorsqu’elle déclara après la proclamation du résultat des élections, et non sans amertume, que Fremont ne tirait sûrement pas proprement, qu’il fût propre ou non. Quoi qu’il en soit, la carrière politique de Mrs. Greyson était terminée, celle de Ferris F. Fremont commençait. Il s’envola immédiatement pour Washington, D.C., afin d’y trouver une maison pour lui-même, son épouse Candy et leurs deux fils grassouillets, Amos et Don.

Il fallait voir les effets que produisit toute cette boue à Berkeley. Berkeley n’apprécia pas. Le milieu des étudiants radicaux ne digérait pas qu’on puisse gagner une campagne sur de telles bases, et digérait encore moins que Fremont se pointe à Washington. Ils se souciaient moins de Mrs. Greyson qu’ils n’étaient hostiles au vainqueur ; d’abord, comme le soulignaient les républicains, il y avait beaucoup d’homosexuels à Berkeley, et il y avait assurément pas mal de rouges. Berkeley était la capitale gauchiste du monde.

La capitale gauchiste du monde ne fut pas surprise lorsqu’on nomma le sénateur Fremont membre d’une commission chargée d’enquêter sur les activités anti-américaines. Elle ne fut pas surprise lorsque le sénateur accusa plusieurs libéraux en vue d’être membres du parti communiste. En revanche, elle fut surprise lorsque le sénateur Fremont lança la thèse Aramchek.

Personne à Berkeley, y compris les membres du parti communiste qui y vivaient et y travaillaient, n’avait jamais entendu parler d’Aramchek. Cela les laissait perplexes, Aramchek ? Qu’est-ce que c’était ? Dans son discours, le sénateur Fremont avait déclaré qu’un membre du parti communiste, un agent du Politburo, lui avait remis, contraint et forcé, un document dans lequel le Parti communiste américain examinait la nature d’Aramchek, et duquel il ressortait clairement que le P.C.A., n’était lui-même rien de plus qu’une façade, une parmi tant d’autres, de la chair à canon, pour ainsi dire, dont le seul but était de cacher le véritable ennemi, le véritable agent de la trahison, Aramchek. Aramchek ne tenait pas de registre de membres ; elle ne fonctionnait nullement de façon normale. Ses membres n’adoptaient aucune philosophie spécifique, ni en public ni en privé. Et c’était pourtant Aramchek qui s’emparait progressivement des États-Unis. On aurait été en droit de supposer que quelqu’un en aurait entendu parler dans la capitale gauchiste.

À cette époque, je connaissais une fille qui appartenait au parti communiste. Elle avait toujours eu l’air bizarre, même avant d’adhérer, et elle était devenue insupportable après son adhésion. Elle portait des culottes bouffantes et c’est elle qui m’avait appris que l’acte sexuel était une exploitation de la femme ; une fois, mise en colère par les amis que je choisissais, elle avait jeté sa cigarette dans ma tasse de café au restaurant de Larry Blake sur Telegraph Avenue. Mes amis étaient trotskistes. Je la leur avais présentée en public, sans lui préciser leurs appartenances politiques. Ça ne se faisait pas à Berkeley. Le lendemain, Liz était venue s’installer à ma table chez Larry Blake, sans piper mot ; je pense que je lui avais créé des difficultés au sein du parti. En tout cas, je lui demandai une fois en plaisantant si elle appartenait à Aramchek en plus du Parti.

« Tu parles d’une connerie, fit-elle. Un sale mensonge fasciste ! Aramchek n’existe pas. Je le saurais.

— Si ça existait, tu en ferais partie ?

— Ça dépendrait de ce qu’ils font.

— Ils abattent l’Amérique, dis-je.

— Tu ne crois pas qu’il est nécessaire d’abattre le capitalisme monopoliste qui étouffe la classe ouvrière et finance les guerres impérialistes par l’intermédiaire de régimes fantoches ? jeta Liz.

— Tu en ferais partie », dis-je.

Mais même Liz était incapable de rejoindre Aramchek si Aramchek n’existait pas. Je ne la revis jamais après l’épisode de la cigarette jetée dans mon café chez Larry Blake ; le Parti lui avait intimé l’ordre de ne plus m’adresser la parole, et elle avait fait ce qu’on lui avait demandé. Pourtant, je ne crois pas qu’elle soit jamais montée très haut dans la hiérarchie du Parti ; c’était une militante de base typique, prête à obéir aux ordres mais incapable de les comprendre tout à fait. Depuis cette époque, je n’ai pas cessé de me demander ce qu’elle était devenue. Je doute qu’elle se soit jamais posé la même question à mon sujet ; une fois mis au ban par le Parti, j’avais cessé d’exister à ses yeux.

Un soir, lors d’un dîner avec Nicholas et Rachel, nous nous retrouvâmes à parler d’Aramchek. Le Parti socialiste des travailleurs avait adopté une résolution qui condamnait à la fois le sénateur Fremont et Aramchek ; l’un comme étant la main de l’impérialisme américain, l’autre comme étant l’instrument de Moscou.

« Ça joue sur les deux tableaux, commenta Nicholas. Au P.S.T., vous êtes vraiment des opportunistes. »

Rachel grimaça son petit sourire méprisant et hautain caractéristique des étudiantes en sciences politiques de Berkeley.

« Tu vois toujours ce type ? demanda Nicholas, qui faisait allusion à l’organisateur du P.S.T., dont sa femme s’était entichée.

— Tu es toujours amoureux de la femme de ton patron ? fit Rachel.

— C’est-à-dire… marmonna Nicholas en touillant bêtement son café.

— À mon avis, Fremont tient quelque chose d’important, dis-je. Quand il dénonce une organisation qui n’existe même pas – une organisation qu’il a créée de toutes pièces et dont il prétend qu’elle s’empare de l’Amérique. Personne ne peut la détruire, c’est évident. Personne n’en est à l’abri. Personne ne sait où elle va se manifester la fois suivante.

— À Berkeley, dit Nicholas.

— À Kansas City, dis-je. Au cœur du pays. À Salt Lake City… N’importe où. Fremont peut former des cadres anti-Aramchek, des groupes de jeunesse de droite destinés à combattre l’organisation où qu’elle se manifeste, des bandes de gosses armés et en uniforme toujours sur le pied de guerre. Avec ça Fremont accédera à la Maison-Blanche. »

Je plaisantais. Mais, comme nous le savons tous, il s’avéra que j’avais raison. Après la mort de Kennedy, après celle de son frère, et après celle d’à peu près tous les personnages politiques majeurs des États-Unis, cela ne prit que quelques années.

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